ARBITRAGE

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Rubrique des Arbitres

 


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Rubriques de Christian BURGUET - Bridgeur n° 765 - Septembre 2003

Le Bridge Loi par Loi : Loi 45


Christian Burguet, arbitre fédéral
 


« Carte vue, Carte jouée ? »

J'ai attrapé une carte par erreur, l'adversaire l'a vue. « Carte vue, carte jouée », affirme-t-il. C'est vrai que l'on entend souvent cela... Mais est-ce bien exact ?
 

I - Le goût des proverbes

« Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras »... « Mieux vaut tard que jamais » : le langage populaire fourmille de citations pleines de bon sens, tirées des fables ou de la tradition. Au bridge aussi nous avons nos citations et, dans tous les clubs de France, chaque situation particulière entraîne les mêmes remarques. Mais contrairement sans doute aux proverbes classiques, nos phrases toutes faites sont souvent bien inexactes.
  • Dans le domaine des annonces: « On ne passe jamais sur 1 », « Répéter une couleur la rallonge », « Toujours priorité à la majeure »...
  • À la carte: « On n'entame jamais sous un Roi », « 1 SA non soutenu, 1 SA foutu ».
  • En matière de statistiques: « Le Roi suit la Dame », « À neuf cartes, jamais d'impasse (à la Dame) ».
  • Mais c'est bien dans le domaine de l'arbitrage que l'on entend les affirmations les plus erronées, par exemple : « Enchère insuffisante ? Correction par l'enchère supérieure », « Votre partenaire a hésité, vous n'avez plus le droit de parler ! »... Dernièrement, j'entendais un joueur très sûr de lui affirmer à son adversaire qui lui avait laissé entrevoir sa carte: « Carte vue, carte jouée ! » Ce sera le sujet d'aujourd'hui.

    II - Les malheurs de Chipie

    Chipie est furieuse. « En quelques jours, il m'est arrivé cinq fois le même genre d'incident et, à chaque fois, Courtois a arbitré différemment! ». Êtes-vous bien sûre, madame Chipie, qu'avec un peu de bon sens vous ne comprendriez pas les décisions de votre arbitre ?
    Qu'en pensez-vous?

    1) Le déclarant extrait une mauvaise carte de son jeu

    Ronchon tire le 9 et commence à le jouer, chacun des adversaires le voit. « Zut, dit-il immédiatement, je voulais prendre la carte d'à côté ». Chipie appelle l'arbitre.
  • A - Courtois accepte qu'il reprenne sa carte sans aucune pénalité, puisqu'il ne l'avait pas vraiment jouée.
  • B - La carte a été vue par l'adversaire : désolé, elle doit être jouée.
  • 2) Carte vue par le déclarant

    Madame Lefranc tire par erreur le Roi de son jeu, carte que la déclarante, madame Chipie, voit nettement, mais que ne peut pas voir son partenaire, monsieur Lefranc. Puis elle se ravise, range cette carte et joue le 9. « Non, madame, vous devez jouer le Roi, puisque je l'ai vu ! ... Arbitre! »
  • A - Courtois laisse jouer le 9 et ne pénalise pas le Roi.
  • B - La carte vue (le Roi) doit être immédiatement jouée. De plus, le 9, montré de manière irrégulière, devrait être à son tour pénalisé.

    3) Carte du mort appelée par erreur et couverte

    Madame Lefranc est émotive et, à la suite du précédent incident, c'est avec une certaine nervosité qu'elle se trouve déclarante à la donne suivante. « 9, non 9! », appelle-t-elle du mort. Bien que la correction ait été faite dans la foulée et que, de toute évidence, elle voulait jouer Coeur, Chipie a aussitôt couvert à Carreau (aucune intention malveillante, cependant, elle a involontairement joué très vite). « Arbitre ! »
  • A - Courtois fait reprendre le Valet de Chipie et laisse jouer Coeur sans pénaliser personne.
  • B - Malgré son esprit de conciliation, Courtois n'a pas le droit de laisser madame Lefranc reprendre une carte jouée et normalement couverte.
  • 4) Le déclarant montre plusieurs cartes

    A 4
    R 5 4
    8 4
    R D 10 7 4 2
     
     
     
     

    N

    O             E

    S

     
     
     
     
    8 5 3
    D 9 5
    A D 10
    A V 9 8
    Après une intervention à Carreau à sa droite, Vautour joue 3 Sans-Atout et a le plaisir de recevoir l'entame du 7. En troisième position, Chipie entre dans une méditation sans fin. « Jouez celle que vous voulez, j'ai la taille au-dessus », finit par dire le déclarant en montrant ses trois cartes sur la table. Chipie appelle l'arbitre qui dira alors... ?
  • A - Il a parfaitement le droit de montrer ses cartes, surtout si c'est pour faire avancer le jeu.
  • B - Bien que ce soit une pratique courante en club, c'est une erreur selon les dispositions du code: en montrant ainsi plusieurs cartes, Vautour est censé revendiquer le reste des levées, le jeu s'arrête et, s'il y a une défense efficace, le doute profitera aux joueurs de flanc.
  • 5) Carte indiquée

    L'incident suivant se produit contre Saitout. Ce dernier joue un contrat de 3 Sans-Atout qui lui pose quelques problèmes.
    R 9 3
    10 3 2
    D V 3 2
    R 7 6
     
     
     
     

    N

    O             E

    S

    A V 10 7 6 2
    A 9 4
    6 5
    4 2
    D 8 4
    D V 6
    A R 4
    A 8 5 3
    Entame: Dame de Trèfle. Saitout compte désespérément ses levées et Chipie espère qu'il va chercher son bonheur à Pique. Sur les Carreaux, elle défausse le 7 suivi du 2. Puis elle laisse passer le 2 pour la Dame et le Roi de sa partenaire qui revient... V!
    Chipie est furieuse : « Tu fais n'importe quoi, je t'ai clairement indiqué l'As de Pique ! ». « Arbitre! »

    Courtois a un problème pour prendre sa décision:
  • Chipie a donné une information illicite à sa partenaire.
  • Mais cette indication ne peut léser le déclarant: la partenaire de Chipie ne pourra pas reprendre la main.

  • Il épluche le code et revient avec un large sourire : il a trouvé la solution. Laquelle ?
  • A - Loi 49, la carte nommée est pénalisée et doit être jouée à la première occasion légale : Saitout joue petit Pique, Chipie doit mettre l'As et le déclarant réussit un contrat impossible.
  • B - Loi 90, la carte ne peut être pénalisée puisqu'elle n'a pas été montrée, le coup ne sera pas modifié car l'information ne change rien, mais l'arbitre est en droit d'infliger à Chipie une pénalité pour sa mauvaise tenue de table.
  • III - Le règlement

    Que dit le code ?

    Plusieurs lois traitent ce sujet, en particulier:
  • - La Loi 45 qui précise comment une carte doit être jouée et à quel moment elle l'est vraiment.
  • - Les Loi 48 à 51 qui concernent les cartes pénalisées.
  • 1) Voyons d'abord la situation du déclarant

  • Pour lui, il n'y a jamais de carte pénalisée (Loi 48 A). Il peut donc par exemple reprendre une ou plusieurs cartes tombées par maladresse sur la table, replacer dans son jeu une carte montrée mais non jouée ou montrer une partie de son jeu pour faire avancer la prise de décision d'un adversaire hésitant. Ceci est finalement très normal : en montrant ses cartes, le déclarant ne donne aucune indication au partenaire.
  • En revanche, une carte réellement jouée ne peut être reprise, même si elle l'a été par erreur. Quand est-elle réellement jouée ? Le code dit (Loi 45 C2) : « ... touchant ou presque la table ou maintenue en position qui indique qu'elle a été jouée. »
  • En ce qui concerne l'appel de la carte du mort (Loi 45 C4 b), un joueur peut changer la carte appelée par inadvertance, « s'il le fait sans pause pour réfléchir... ». La situation est finalement assez proche puisque, dans sa main, il peut reprendre une carte qu'il n'a pas fini de jouer.
    Petite différence cependant: de sa main, il peut sortir une carte, puis se raviser, la remettre dans son jeu et réfléchir. Il n'a pas cette possibilité s'il se trompe au mort : la correction doit être instantanée.

    2. En ce qui concerne les joueurs de flanc:

    Cette fois, la situation est simple (Loi 45 C1) « Une carte d'un joueur de la défense, tenue d'une manière qu'il soit possible à son partenaire d'en voir la face, doit être jouée dans la levée en cours... ».
    Et les autres cartes montrées par le flanc ? D'après la Loi 49 : « ... une ou plusieurs cartes d'un joueur de la défense deviennent des cartes pénalisées:
  • si elles sont placées de telle manière que le partenaire aurait pu avoir la possibilité d'en voir la face ou
  • si elles sont nommées par lui comme se trouvant dans son jeu... ».

  • Notons que si une seule petite carte (jusqu'au 9) est tombée sur la table par maladresse, face visible, elle n'est que pénalisée « secondaire » et le joueur n'est pas vraiment obligé de la jouer à la première occasion : en flanc, voilà un premier cas de carte montrée et non jouée.

    IV - Solution cas par cas

    Question 1 : Réponse A

    La notion « d'inadvertance » existe pour le mort, pas pour le déclarant. Néanmoins, il n'a pas de carte pénalisée. A-t-il le droit de reprendre sa carte ? Oui, puisqu'elle n'a pas été vraiment jouée. Qu'importe dans ce cas que Ronchon ait fait une erreur d'inattention ou de réflexion, puisque la carte a été simplement tirée du jeu : Ronchon peut en changer. Cela n'aurait pas été le cas s'il l'avait posée sur la table.
    Bien entendu, je sais que l'usage en club est de laisser le déclarant (et souvent même un joueur de flanc) reprendre une carte jouée par inadvertance et reprise dans la foulée. Je ne peux qu'approuver. Toutefois, si l'arbitre est appelé, il est tenu d'appliquer le règlement.

    Question 2 : Réponse A

    Madame Lefranc extrait de son jeu une carte que Chipie voit. Pourtant, il est clair que son partenaire ne peut l'avoir vue : elle n'est pas obligée de la jouer. De plus, le Roi de Pique n'a aucune raison d'être pénalisé : c'est la déclarante qui a annoncé sa présence à monsieur Lefranc. Ce dernier a-t-il le droit de tenir compte de cette information ? Ni le règlement, ni l'éthique ne le lui interdisent et cela n'est pas du tout anormal : il n'aurait pas eu cette information si Chipie n'avait pas illégalement cherché à s'auto-arbitrer.

    Question 3 : Réponse A

    Ceci est expressément prévu par le code. Nous avons vu plus haut que le déclarant peut remplacer une carte « appelée par inadvertance » s'il le fait « sans pause pour réfléchir » mais la Loi 45 C4b se poursuit ainsi: «... si avant ce changement de désignation, un adversaire a joué à son tour une carte régulière, il peut, sans pénalité, la remplacer par une autre ». Chipie reprendra sans pénalité son Valet de Carreau.
    Nous voyons donc ici un nouveau cas : à la suite d'une erreur adverse, une joueuse de flanc a joué une carte, vue sans aucun doute par le partenaire, et elle range cette carte dans son jeu sans pénalité. D'autres cas similaires peuvent exister (Loi 47 E).

    Question 4 : Réponse A

    Le déclarant montre certaines de ses cartes pour aider l'adversaire, c'est son droit, ces cartes ne peuvent être pénalisées (jamais chez le déclarant) et il n'y a une revendication que pour la levée en cours: le jeu continue normalement.

    Pour les experts seulement :
    C'est peut-être le moment de parler de cet article 68. Que se serait-il passé si Vautour, cette fois en flanc, avait eu le même type de réflexion ? Possédant As-Dame de Carreau derrière Roi-Valet du mort, il dit: « Jouez ce que vous voulez, j'ai la taille au-dessus ». Son but n'est sans doute que de gagner du temps. Cependant ses cartes ont été signalées au partenaire... Doivent-elles être pénalisées, et la Dame jetée sous le Roi ?
    Cela ne paraît pas très raisonnable. Cependant, une indication a été donnée illégalement... Le renvoi de la Loi 68 indique que: « si la formulation ou action concerne uniquement le gain ou la perte d'une levée incomplète en train de se jouer, le jeu continue régulièrement. Les cartes exposées ou révélées par un joueur de la défense ne deviennent pas des cartes pénalisées, mais la Loi 16, information non autorisée, s'applique ... ». C'est donc un nouveau cas de cartes montrées par la défense et non pénalisées.

    Question 5 : Réponse A

    Y-a-t-il une différence entre montrer une carte de son jeu ou dire qu'on la possède ? Pas vraiment et la Loi 49 nous le confirme: "... Cartes pénalisées:
  • si elles sont placées de telle manière que le partenaire aurait pu avoir la possibité d'en voir la face, ou
  • si elles sont nommées par lui comme se trouvant dans son jeu... "

  • C'est encore la réponse A qui est la bonne : Chipie annonce qu'elle possède l'As de Pique et ceci n'a rien à voir avec la levée en cours. Quelle est la différence avec le fait de montrer cette carte ? Aucune. L'As de Pique est pénalisé et doit être joué à la première occasion légale. Saitout joue petit Pique, Chipie doit mettre l'As et ne peut retrouver sa partenaire. 3 Sans-Atout égal.
    Ceci est injuste et inconcevable dans un club convivial? je ne suis pas vraiment d'accord avec ce genre d'objection. Quel que soit le degré de convivialité d'une partie de bridge, il est malsain d'accepter les mauvaises tenues de table et normal de les faire sanctionner par l'arbitre. Même si dans ce cas cela ne change rien, ce type de réflexion vous paraît-il acceptable ?
    Pour revenir au sujet d'aujourd'hui, voici un nouveau cas : cette fois la carte n'a pas été vue... et elle est quand même pénalisée.

    V - Récapitulatif de la loi 45 B et C


    Le déclarant est considéré comme ayant joué s'il a fini le geste qu'il fait habituellement pour jouer une carte.
    Il peut reprendre ? Oui, si le geste était seulement esquissé.

    Le mort a joué si le déclarant a nommé une de ses cartes ou s'il l'a délibérément touchée.
    Il peut reprendre ? Oui, si le déclarant corrige une carte jouée par inadvertance sans pause pour réfléchir.

    Un joueur de flanc a joué dès qu'il a commencé le geste pour le faire, à partir du moment où son partenaire aurait pu identifier la carte (même s'il affirme ne pas l'avoir réellement vue).
    Il peut reprendre ? Oui, même si le déclarant l'a vue, tant que le geste ne permettait pas au partenaire de la voir.

    VI - Conclusion

    Des cartes du déclarant montrées mais non pénalisées, des cartes en flanc montrées, pénalisées mais pas forcément jouées, des cartes jouées, reprises et non pénalisées, des cartes non montrées, qui doivent être jouées... Tout cela est complexe, j'en conviens.
    Alors, « Carte vue, carte jouée » ? Si ce dicton est statistiquement vrai, il souffre de nombreuses exceptions. Il faut se méfier de ce genre de phrases toutes faites, mal comprises, répétées et déformées. Si vous aimez les proverbes, ne gardez au bridge que celui-ci: « Un arbitre sérieux vaut mieux qu'un dicton douteux ».