ARBITRAGE

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Rubrique des Arbitres

 


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Rubriques de Christian BURGUET - Bridgeur n° 770 - Février 2004

Le Bridge Loi par Loi : Loi 16C


Christian Burguet, arbitre fédéral
 


« information illicite en provenance de l'adversaire »

(Dernière partie: les adversaires)

Par maladresse, par manque d'expérience ou encore par impatience, mais en tout cas de manière involontaire, l'adversaire me donne une information illicite. Ai-je le droit d'en profiter :
1) Sur le plan légal ?
2) En respect de l'éthique ?
 

Pour bien comprendre l'esprit du règlement, suivons notre éternel distrait, le professeur Oups

I - Les Problèmes à la table : Oups est dans les nuages

Le professeur Oups (que connaissent bien tous ceux qui lisent Bridgerama) est charmant, mais souvent ses étourderies mettent sa partenaire dans l'embarras et posent des cas de conscience à ses adversaires.

A - Maladresse

Placé derrière la déclarante, il fait tomber par inadvertance la Dame de Coeur sur la table. En compétition, son adversaire, Mme Lefranc, aurait sans doute appelé l'arbitre mais en club, "elle ne joue pas au couteau!" . Elle a pourtant des scrupules. Elle joue 4 Coeurs à huit atouts et s'apprêtait à faire l'impasse. Elle sait maintenant que la Dame est derrière. A-t-elle le droit d'en tenir compte ? Mme Lefranc est parfaitement honnête et décide de ne pas se servir de cette l'information : elle fait l'impasse, pour la Dame... seconde! 4 Coeurs moins 1... Oups et Percaline sont gênés d'en profiter (même si, finalement, c'est un résultat logique, obtenu à beaucoup d'autres tables) et rendent hommage au fair-play de leur adversaire. Auriez-vous agi comme Mme Lefranc ?

B - Déclaration retirée

Le professeur ouvre de 1 et Vautour intervient par 1 SA.
- " Oh, excusez moi, je me suis trompé de carton", dit Oups, penaud.
- "Encore", s'insurge Vautour... puis plus souriant : "remarquez, grâce à vous, je vais finir par connaître le code par coeur: avec vous, tout y passe ! "
Tout le monde connaît désormais la loi 25 dans le club à la suite de ses étourderies répétées : si l'erreur d'enchère est due à une faute de doigt et non à un changement d'intention, il peut rectifier tant que sa partenaire n'a pas parlé. Avec le professeur, c'est devenu tellement routinier qu'on rectifie sans même déranger l'arbitre.
Oups remplace donc son annonce par 1.
Cette fois, Vautour passe! Que d'informations! Il a au moins 16 points, sûrement l'arrêt à Coeur, mais il n'est pas pour autant long dans cette couleur et n'a probablement pas 18 points (dans ces deux cas, il aurait contré). De plus, il arrête mal, voire pas du tout, les Piques (il aurait dit 1 SA). Malgré son passe, tout le monde connaît son jeu avec plus de précision qu'avec n'importe quelle autre annonce.
Qui a le droit de tenir compte de ces informations ? Son partenaire ? La paire Oups - Percaline ? Personne ? Ou tout le monde ?
Sur le plan du règlement, ou en respect de l'éthique, que peut-on dire si, après passe de Percaline, le partenaire de Vautour réveille par 3SA avec cette main ?
A V 9
10 7 4 2
V 9 4 3
R 8

C - Carte retirée

C'est très fraîchement qu'Oups est accueilli à la table suivante par Mme Chipie, qui joue avec Malicia: "J'espère professeur, que vous allez nous faire grâce de vos habituelles distractions. Ça devient injouable". Et pourtant ! Sur cette donne, il joue 4 Coeurs et reçoit l'entame du 7 de Carreau pour l'As de Malicia, puis Carreau (il défausse un Pique) pour la Dame du mort.
Le mort :
9 4 2
D 8 7 3
D 5 4 3
D 2
Sa main :
A R 6 3
A V 9 6 52
R
R V 3
Aussitôt, il décide de faire l'impasse à Coeur en partant de la Dame (les remontées sont rares) : même si elle ne marche pas, un Pique devrait partir sur les Trèfles. Il joue donc la Dame de Coeur. Malicia défausse le 5 de Trèfle!
"Eh! Qu'est-ce que vous faites ? C'est à moi! " s'insurge Chipie, qui retourne sa carte précédente : elle a coupé Carreau (Oups ne l'a pas vu et Malicia estimait que c'était son droit et son intérêt d'accepter le jeu de la mauvaise main). Sans appeler l'arbitre, elle joue Pique et chacun reprend ses cartes. En fait, s'il avait été appelé, ça n'aurait pas changé grand-chose : malgré la loi 53A (Malicia a implicitement accepté), il aurait rendu la main à Chipie si elle le souhaitait et toutes les cartes (Dame de Coeur et 5 de Trèfle) auraient bien été reprises sans pénalité (loi 53C).
Mais (question importante), maintenant que Oups sait que les atouts sont mal répartis, est-il en droit de changer sa ligne de jeu ?

D - Je paye mon erreur, suis-je quitte de la Loi 16 ?

  Sud  Roublard
 1 SA
2 2
3 SA4
Fin 
En Ouest, Oups entame de l'As de Pique. "Et encore une entame hors tour du professeur! ". Roublard ne peut s'empêcher de sourire. C'est vrai qu'il l'avait vu venir et qu'il aurait pu l'empêcher, mais c'est le rôle de Percaline et il n'est pas là pour aider l'adversaire. L'arbitre énonce ses droits au déclarant, qui finalement laisse l'entame libre. L'As de Pique reste donc pénalisé et l'affaire devrait en rester là. Pourtant plusieurs cas particuliers peuvent se produire:
a) Renseignement utile pour Roublard :
S'il a accepté l'entame, c'est qu'il possède D109 à Pique. Avec la connaissance de l'As et du Roi à sa droite, il saura quelle carte jouer à son tour alors que, sinon, il risquait de passer le 10. Il avait droit à différentes options et celle qu'il a choisie (à tort ou à raison) est tout à fait légale, mais a-t-il le droit pour autant de changer sa ligne de jeu naturelle sur ce renseignement obtenu irrégulièrement ?
b) Renseignement utile pour Percaline
Celle-ci possède:
V 7
8 7
D V 8 6 3 2
V 8 2
Entame Dame de Carreau ? ou peut-être atout ? Elle n'était pas sûre à 100 % mais le Valet de Pique ne lui serait pas venu à l'esprit. Pourtant, maintenant :
- Son partenaire possède As-Roi de Pique : elle va pouvoir couper.
- Doit-elle avoir des états d'âme ? Après tout, Roublard pour une fois, ne s'est pas montré très malin dans sa décision et, comme lui a dit l'arbitre, elle est libre d'entamer de ce qu'elle veut.
Qu'en pensez-vous ?
c) Roublard exige l'entame à Pique
Supposons maintenant que a) et b) soient réunis. Roublard a cru voir son intérêt mais il ne s'est pas méfié d'un double ton chez Percaline. Cette fois, il ne s'est pas contenté de laisser l'entame libre, il a demandé l'entame à Pique, il est le seul a chuter! L'arbitre est-il en droit de rétablir l'équité?

II Le Règlement

Une partie de ces problèmes est réglée par la loi 16C, qui donne de plus l'esprit du code dans diverses situations analogues.
Loi 16C - informations provenant de déclarations ou de jeux retirés.
Une déclaration ou un jeu peuvent être retirés et d'autres substitués, soit par un joueur du camp non fautif après une infraction d'un adversaire, soit par un joueur du camp fautif pour corriger une infraction.
1 - Camp non fautif
Pour le camp non fautif, toute information provenant d'une action retirée est autorisée, que ce soit son action ou celle de l'adversaire.
2 - Camp fautif
Pour le camp fautif, l'information provenant de toute action retirée n'est pas autorisée, qu'elle soit de sa propre action ou de l'action du camp non fautif. Un joueur du camp fautif n'est pas autorisé, parmi les différentes possibilités d'action, d'en choisir une qui aurait pu indiscutablement avoir été suggérée, parmi d'autres, par l'information non autorisée.

III Analyse cas par cas

Deux incidents sont directement réglés par la loi 16C.

Déclaration retirée (B)

Le "responsable" (même s'il n'est pas "coupable") est bien Oups. Ni lui ni Percaline ne peuvent tenir compte des informations venant de la déclaration (retirée) de Vautour. Étant donnée l'importance de ces informations et l'incidence que cela pourrait avoir sur la suite des annonces, il serait dommage de se passer de l'arbitre. Par contre, le partenaire de Vautour a parfaitement le droit d'en tenir compte et on ne voit pas pourquoi il s'en priverait. Son réveil est tout à fait normal, personne n'a rien à lui reprocher (voir cependant plus bas : conséquence originale).

Carte retirée (C)

Là aussi, Oups est responsable. Il a perdu par étourderie la Dame de Carreau (ça n'est pas bien grave, elle n'était pas très utile) mais le fait d'avoir illégitimement constaté que les atouts étaient mal répartis et que l'As de Trèfle était sans doute à sa droite ne l'autorise pas à changer sa ligne de jeu. Cette façon de jouer - avec la perte prématurée de la Dame de Coeur - permettrait à Chipie de réaliser son 10 de Coeur en promotion: 4 Coeurs moins 2.
Le cas n'est pas simple pour autant, car Oups vous expliquera légitimement qu'il ne peut pas remonter au mort facilement. Il pourrait ainsi renoncer à l'impasse, pouvant même espérer le Roi de Coeur sec. Il tire donc l'As, constatant alors la mauvaise répartition et ne perd plus que le Roi (moins un quand même).
Comme on le voit, même quand le règlement est précis, l'arbitrage n'est pas forcément évident. Qu'importe, l'important aujourd'hui n'est pas de résoudre ce litige mais de comprendre le règlement. Néanmoins, pour répondre à votre curiosité légitime, je vous donne quand même mon point de vue : constatant une très mauvaise répartition des Carreaux et donc des risques d'autres coupes, peut-être même dans d'autres couleurs, d'autant qu'il doit encore perdre la main à Trèfle, constatant effectivement que les remontées au mort ne sont pas faciles et en tout cas pas immédiates, j'aurais accepté les arguments de Oups.
On notera au passage que Malicia avait été plus maligne que sa partenaire : elle a bien utilisé son droit (loi 50A) pour servir ses intérêts. Grâce à sa reprise immédiate à Trèfle, un troisième tour de Carreau aurait promu le 10 d'atout après le jeu de la Dame de Coeur : moins 2 au lieu de moins 1.

L'esprit du règlement (A)

Quelle loi va nous permettre de résoudre le problème Oups contre Mme Lefranc ? Aucune, puisque l'arbitre n'a pas été appelé et que le code n'a pas été appliqué. Tout le monde sait bien que ça se passe souvent comme ça et que les joueurs, surtout en club, essayent de minimiser les incidents. On peut le concevoir, et souvent l'approuver, mais dans ce cas il faut au moins comprendre l'esprit du règlement : bien sûr que Percaline n'a pas à tenir compte de la présence de cette carte chez son partenaire, ce serait bien mal récompenser la gentillesse de l'adversaire. Mais pour Mme Lefranc, faire semblant de n'avoir rien vu, ce n'est plus du fair-play, c'est du masochisme ! Il est parfaitement normal qu'elle tienne compte d'une information illicite, puisque la responsabilité en incombe entièrement à l'adversaire.

Et si j'ai payé mon erreur, la Loi 16 est-elle encore applicable ? (D)

Réponse: Oui! En tout cas dans cet exemple, car le code le prévoit. Non seulement ceci correspond bien aux termes de la loi 16C (il s'agit bien d'une carte retirée après faute) mais ceci est également spécifié à la Loi 50 traitant des cartes pénalisées : "... l'obligation pour le joueur fautif de jouer la carte est, pour le partenaire, une information autorisée mais toute autre information provenant du fait q'il a vu la carte pénalisée est non autorisée... - 50Dl , ler § - (voir aussi 50C)".
En d'autres termes, Roublard, l'adversaire, est parfaitement en droit de tenir compte de la présence de l'As et, très vraisemblablement, du Roi dans la main de Oups mais, contrairement à ce que croient sans doute la majorité des joueurs, Percaline ne peut pas changer sa ligne de jeu en fonction de l'information illicite résultant de cette entame hors tour. Pourtant, l'arbitre pense-t-il toujours à le préciser au moment où le déclarant dit : " Entamez de ce que vous voulez" ? Il vaudrait mieux le faire, ce qui peut alors permettre de corriger le résultat après l'entame, trop téléguidée, du Valet de Pique. En revanche, supposons que Roublard exige effectivement cette entame et que ce soit la seule qui fasse chuter, dans ce cas, on ne peut plus rien pour lui!

IV - Récapitulatif

Comme on le voit, l'esprit du règlement est simple:
- Je n'ai pas le droit de tenir compte des informations irrégulières venant de mon camp, ni même de celles venant de l'adversaire, si c'est nous qui sommes responsables.
- J'ai le droit de tenir compte des informations adverses, et même de celles de mon camp, lorsque l'adversaire est le seul fautif. Et je ne vois vraiment pas pourquoi je me priverais de ce droit.

Conséquence originale

Ce point de règlement soulève une question importante : Êtes-vous sûr d'avoir la bonne réaction avec votre partenaire si l'adversaire est fautif ? Je m'explique : dans le cas, par exemple, de l'incident Oups contre Vautour (1 SA retiré), si son partenaire parle maintenant, est-ce parce qu'il a son annonce ou parce qu'il connaît assez précisément le jeu en face ? Si, comme l'immense majorité des joueurs, vous n'en avez pas discuté avec votre partenaire, non seulement vous ne tirerez pas tous les avantages de cette situation, mais elle risque de se retourner contre vous.
Dans notre exemple, Vautour devrait comprendre et passer sur 3SA. Pourtant, si son partenaire, avec cette fois 5 points et l'arrêt à Pique, avait réveillé par 1 SA comptant sur le jeu de Vautour, ce dernier aurait-il passé ? Je n'en suis vraiment pas sûr et nous risquons d'entendre souvent ce genre de dialogue:
- " Je croyais que tu avais des points ! "
- "Mais non. En revanche, je savais que toi, tu en avais Et tu savais que je savais ! "

Conclusion

Une fois de plus, on voit l'utilité de bien connaître le règlement pour optimiser son utilisation en cas de faute adverse.