ARBITRAGE

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Rubrique des Arbitres

 


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Rubriques de Christian BURGUET - Bridgeur n° 769 - Janvier 2004

Le Bridge Loi par Loi : Loi 16B


Christian Burguet, arbitre fédéral
 


« information illicite en provenance d'autres sources »

(Troisième partie: les tiers)

Résumé d'une question relativement fréquente en club, et parfois même en compétition: « Les joueurs sont tellement bavards qu'il m'arrive de connaître le résultat d'une donne avant de la jouer. Dans ce cas, je suis scrupuleusement honnête, j'annonce et je joue "normalement!" comme si je ne savais pas. Et si le bon contrat ne vient pas ? Tant pis, au moins j'ai ma conscience pour moi. Est-ce bien ainsi que je dois agir ? »
 

Si le partenaire est une source bien identifiée d'informations illicites (voir les deux précédents articles sur la loi 16A) et que la plupart des fautifs admettent dans ce cas l'intervention de l'arbitre, celui-ci est souvent oublié quand l'information vient d'ailleurs : " après tout, nous ne sommes pas coupables, je ne vois pas comment nous pourrions accepter d'être lésés ! " Heureusement, les joueurs de bridge sont honnêtes et jouent " comme s'ils n'avaient pas l'information "... Pourtant, est-ce toujours si facile ?

I - Vautour dédaigne l'arbitre

A - Un chelem évident

" Ah oui, comme ça, il y a 6 Piques sur table ", braille Chipie " mais je ne pouvais pas savoir que tu étais singleton Carreau! " Un peu plus loin, Vautour est furieux : encore une donne qui pourrait être faussée, d'autant qu'il la joue juste après. Enfin, comme d'habitude, il va annoncer le plus honnêtement possible, sans tenir compte de cette remarque. D'ailleurs, si ça se trouve, elle est inexacte, pense-t-il ironiquement: "Chipie ne sait même pas compter jusqu'à 12, comment peut-elle être sûre du chelem à peine après avoir vu le mort ? ". Au tour suivant, c'est donc sans surprise qu'il ramasse ce jeu :
A R 5 4 2
R 9
6 4 3 2
A D
Les enchères:
VautourSon partenaire
1 2
2 3
4 4
4 4 SA ...
Tant mieux pour ma conscience, pense Vautour, mon partenaire annonce son contrôle Carreau, de plus c'est lui qui prend l'initiative d'interroger... C'est vrai que le système d'enchères de Chipie est beaucoup plus archaïque. Tout s'est bien passé cette fois et un peu d'honnêteté a permis de ne pas fausser le coup... Mais est-ce toujours aussi facile?

B - Cas de conscience

" N'est-ce pas, monsieur Vautour, que quand on a dix atouts sans le Roi, il est normal de faire l'impasse ? ". Vautour est un bon joueur et quand il s'éloigne, par exemple pour aller prendre son café, il n'est pas rare qu'un joueur lui demande conseil. Sans trop réfléchir, il rassure la charmante Percaline : " bien sûr, l'impasse réussit à 50 %, alors que de voir apparaître le Roi sec après qu'une petite carte a été fournie à droite doit être de l'ordre de 25 % " (Vautour a calculé de tête, sachant qu'il reste quatre possibilités: Rx/-, R/x, x/R, -/Rx. Pour ceux qui aiment les probabilités, voici les pourcentages exacts: après avoir vu une petite carte à droite, l'impasse va réussir à 48 %, alors que le Roi sec à gauche est maintenant à 26 %... Mais à condition qu'Est soit un bon joueur qui ait immédiatement compris qu'il devait sans hésiter ne pas couvrir du Roi, même second, et c'est là qu'est le problème ...).
" Ah, vous voyez, dit-elle à son partenaire, je n'y peux rien, je devais jouer comme ça! "
Vautour ne prête pas outre mesure attention à cette question, pourtant il est un peu agacé : il n'aime pas qu'on lui parle des donnes, on ne sait jamais, ça peut fausser le coup. Le tournoi continue et longtemps après, à la dernière donne... ce qui devait arriver arriva.
D 9 3 2
D 9 4
R 9
R D 3 2
 
 
 
 

N

O             E

S

 
 
 
 
A V 10 8 5 4
5 3 2
A D
A 5
Il joue 4 Piques contre les Lefranc et après avoir perdu les trois premiers plis à Coeur, il se retrouve au mort au Roi de Carreau et présente la Dame de Pique. Madame Lefranc fournit le 6 sans marquer le moindre embarras. Vautour se souvient de la question de Percaline. Le Roi de Pique est derrière, " c'est évident, sinon madame Lefranc, joueuse très peu sûre d'elle, n'aurait pas fourni petit sur la Dame sans sourciller, et il est sec, Percaline me l'a dit... " Vautour hésite, n'a-t-il pas le droit de passer l'As, puisque clairement le Roi est à gauche ? Mais, peut-il vraiment jurer qu'il n'aurait pas fait l'impasse ? Après tout, Me Lefranc pouvait avoir retenu son Roi " de peur de se le faire prendre "... Qui peut prévoir les réactions des joueurs de modeste niveau qui jouent parfois, par intuition, comme des champions. Cas de conscience... Qu' auriez-vous fait à sa place ?
- Vous auriez élégamment mis petit en disant à Lefranc " pour votre Roi sec, parce que je suis honnête ".
- Vous n'auriez eu aucune mauvaise conscience à poser l'As, car Si Me Lefranc avait eu le Roi second, et même troisième, elle n'aurait pas joué petit sans hésiter.
Ou voyez-vous une autre solution?

C - Compétition

Cette fois, Vautour est en compétition par paires, en Est. Malgré le signal officiel de changement de position, il y a un retard à la table suivante et il se trouve en attente très près de Nord-Sud, trop bavards : " Attends, après ton bicolore cher, je ne peux pas imaginer qu'on perd précisément les trois As à l'entame... ! " C'est donc sans surprise que quelques tables plus loin, il voit ses adversaires monter allègrement, puis stopper à 5 Piques:
  Sud    Nord  
 1
2 3
3 4
4 4
4SA5
5 Fin
Avec ce jeu, il s'apprête à contrer, mais il réfléchit : Nord a ouvert de 1 , avec apparemment au moins quatre cartes. Sud, après avoir annoncé un bicolore au moins 5-4, a annoncé le contrôle Carreau, avant d'interroger. S'il n'avait pas été illégitimement prévenu que ses trois As passaient, ne pouvait-il pas s'attendre à une chicane à Carreau ? Par honnêteté, il décide de ne pas contrer : " après tout, puisque 5 Piques chute, le coup ne devrait pas être trop mauvais ". La colère le prend à la vue de la feuille de marque : la majorité des paires est montée trop haut, beaucoup ont été contrées dès 5 Piques, sans compter celles qui ont appelé le chelem (accident de 30-41) et très peu d'équipes se sont arrêtées à 4... un mauvais coup! Après tout, était-ce malhonnête de contrer 5 Piques, comme le champ ? S'en est-il abstenu par simple logique ou par excès d'honnêteté ? Il finit par douter. Y avait-il une autre solution ?

D - Spectateur

Nouvelle compétition, cette fois par quatre, en Nord-Sud en salle ouverte. Un spectateur inconnu est venu se placer derrière son partenaire, qui ouvre de l . Est, vert contre rouge, intervient à 2 :
A D 4 2
8 6 4 3
A R D V 2
•3 annonce Vautour, à tort ou à raison, cette annonce ayant l'avantage d'agréer le fit et de montrer des ambitions de chelem. Contre en Ouest.
• Surcontre en Nord, alerté par Vautour : " contrôle de premier tour ".
• 4 en Est! Hésitation chez Vautour... la place manque.
• 4SA, finit-il par annoncer.
• 5 chez son partenaire
Avant qu'il ait le temps d'alerter, le spectateur hausse les sourcils, avec un brusque mouvement de tête. Cinq clés: deux clefs sans la Dame d'atout. Nouvelle réaction du spectateur qui, cette fois, affiche le sourire entendu de celui qui comprend tout. Ces mouvements ont été assez discrets et le spectateur aurait pu jurer qu'il était resté de marbre, mais ils n'ont pas échappé à Vautour qui a maintenant la certitude de trouver le Roi de Pique chez son partenaire (et non deux As sans le Roi d'atout). Qu'importe qu'il soit chicane à Coeur ou qu'il ait l'As, il peut très raisonnablement appeler le grand chelem... qui gagne.
Qu' auriez-vous fait à sa place ?

II - Le code

Loi 16B - Information illicite dautres sources ( ... que le partenaire)

Quand un joueur reçoit accidentellement une information non autorisée... par exemple en regardant une mauvaise main, en entendant des annonces, des résultats ou des remarques, en voyant des cartes à une autre table ou en voyant une carte appartenant à un autre joueur à sa propre table avant le commencement des annonces, l'arbitre devrait être averti sur-le-champ, de préférence par celui qui a reçu l'information.
Si l'arbitre considère que l'information pourrait interférer dans le jeu normal*, il peut :
1) Changer les positions...
2) Désigner un remplaçant_
3) Attribuer une marque ajustée...
* Il peut donc parfaitement laisser joue dans le cas contraire. Ceci n'est pas rare, surtout en club, parfois avec certaines précautions; c'est à l'arbitre de décider, pas aux joueurs.

III - Analyse cas par cas

Dans chacun de ces cas, l'arbitre aurait dû être appelé.
Sans doute en club, aurait-il laissé jouer lors de l'incident A (après tout, la remarque de Chipie n'est pas parole d'évangile et il sait que Vautour n'a aucune difficulté à annoncer ses contrôles) mais pour les joueurs, prendre ce genre de décision, c'est s'exposer à des cas de conscience insolubles (B et C).
Dans le 2ème cas (B), il n'aurait pas laissé jouer Vautour : la décision est trop aléatoire. Il pouvait demander à son partenaire de jouer le coup. Pourtant, du fait même de ce remplacement, il lui mettait la puce à l'oreille. La solution la plus équitable était sans doute la marque ajustée, sans oublier bien sûr d'expliquer à Percaline (en guise de ferme avertissement) qu'elle doit se montrer plus discrète.
Pour le 3ème incident (C), la question n'aurait pas dû se poser : nous sommes en compétition, l'appel à l'arbitre était vraiment obligatoire.
Et dans le cas du spectateur (D), auriez-vous appelé l'arbitre ? Si vous répondez par l'affirmative, vous êtes un saint! Peu de joueurs auraient réagi ainsi. Pourtant, il y a très clairement une information illicite et la loi 16B pouvait s'appliquer. Seul l'arbitre aurait dû décider si oui ou non l'information était primordiale dans la décision de Vautour (personnellement, pour différentes raisons, dont en particulier les probabilités, j'aurais accordé 7 Piques).

IV - Récapitulatif

En dehors du partenaire (loi 16A, vue dans les précédents numéros du Bridgeur), les informations illicites peuvent venir de multiples sources:
a) De joueurs d'autres tables.
b) De la vision malencontreuse d'une carte (du partenaire ou de l'adversaire, sans que ces derniers soient le moins du monde fautifs).
c) De la vision par inadvertance d'un autre jeu.
d) D'un spectateur (voir aussi lois 11B et 76).
e) Voire, même si c'est très rare, d'un arbitrage maladroit.

Dans tous ces cas, l'arbitre devrait être averti car la loi 16B pourrait s'appliquer. Évidemment, se pose le problème des clubs. Un peu de souplesse et d'honnêteté sont parfois nécessaires, faute de quoi l'arbitre serait souvent sollicité. On peut comprendre que Vautour ne l'ait pas appelé dans le premier cas (A). En revanche, il aurait dû le faire dans les deux cas suivants (B et C) : il lui était impossible de prendre une décision en toute impartialité, après l'information illicite.

La Loi 16 n'est pas terminée, il reste encore un cas possible: l'information vient de l'adversaire, comment traiter les différents incidents ? C'est ce que nous verrons la prochaine fois avec, en particulier, la Loi 16C.