ARBITRAGE

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Rubrique des Arbitres

 


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Rubriques de Philippe LORMANT - Bridgeur n° 756 - novembre 2002

Une simple alerte


Philippe Lormant, arbitre national, directeur national de l'arbitrage
 


"Si la Loi s'applique à tous, elle doit être accessible à chacun"

«Il est formellement interdit à un joueur de faire une déclaration ou un jeu de la carte fondé sur une entente spéciale entre partenaires» : ainsi en dispose le Code (Loi 40 B). Citation heureusement incomplète puisque, ainsi tronquée, le texte interdirait tout accord sur une convention, tout consensus sur un système d'annonces.
 

Le texte poursuit donc: « Sauf,
  • si la paire adverse peut en comprendre la signification (de l'entente spéciale) de manière raisonnable ou,
  • si l'utilisation d'une telle enchère ou d'un tel jeu est expliquée conformément aux règlements de l'organisme responsable
  • ».
    L'ambiguïté est levée : on peut convenir d'un agrément avec son partenaire si raisonnablement l'adversaire peut en comprendre la teneur, à défaut si on l'informe via une procédure légale précisée par l'organisme responsable.
    Pour nous:
  • L'organisme responsable, c'est la FFB
  • Le règlement: c'est le règlement national des compétitions (R.N.C.) ici plus précisément l'annexe VII.
  • La procédure: c'est l'alerte.
  • L'alerte: une question d'éthique

    Pour un sujet aussi controversé, le Code ne consacre que quatre à cinq lignes d'un paragraphe d'une loi courte, alors que quatre lois complètes (61 à 64) sont nécessaires pour une irrégularité aussi "mécanique" que la renonce. Paradoxe ? En apparence seulement car ces quatre ou cinq lignes sont claires et suffisantes. Elles définissent tout un pan de l'éthique du jeu. « L'adversaire doit pouvoir connaître mes agréments, je dois le prévenir en cas de doute », la messe est dite, l'alerte créée. Dans nos écoles de bridge, ce principe devrait être exposé et expliqué en même temps que les règles du jeu, puisque c'est l'une de ces règles et non des moindres. Dans sa concision, la loi est parfaite et complète. Tout joueur de compétition, même peu aguerri, sait très bien quand il dispose d'un agrément dont l'adversaire ne peut raisonnablement déceler le sens. Dès lors, l'alerte n'est qu'un problème d'éthique, les arbitres peuvent le vérifier tous les jours.
    Tout ce qui peut être écrit en plus sur ce sujet, tout exemple cité, relève un peu du superflu sauf à s'adresser dans un but pédagogique à des joueurs très peu expérimentés ! À de rares exceptions près, c'est donc à eux que s'adressent les propos ci-dessous où les paravents ne sont bien entendu pas de mise.

    1. Comment et quand alerter ?


    A - Dès que votre partenaire produit une déclaration faisant l'objet d'un agrément particulier et avant que votre adversaire de gauche n'ait enchéri, vous exposez le carton Alerte.
    B - Vous vous assurez que cette action a bien été perçue par l'adversaire.
    C - Si vous réalisez que vous n'avez pas alerté à temps une déclaration de votre partenaire, par exemple si votre adversaire de gauche a déclaré, prévenez vos adversaires et appelez l'arbitre sur-le-champ. Le fait que l'arbitre soit requis immédiatement permettra parfois de rectifier et de "sauver" la donne.

    Vous êtes en Nord et, avec votre partenaire, vous convenez que vos ouvertures de barrage se font en Texas.
    Sud   0uest Nord  Est
    1  passe 4
    Vous n'avez pas alerté, ayant oublié la convention que, bien entendu, votre adversaire ne pouvait raisonnablement deviner. Vous réalisez soudainement votre erreur : appelez sur-le-champ l'arbitre. Dans ce cas, il autorisera Ouest à changer sa déclaration, ce qu'il ne manquera pas de faire avec :
    8
    R V 10 4
    A R 7 4
    R V 5 2
    S'il remplace son passe initial par contre, vous pourrez aussi changer votre déclaration de 4 et les annonces se poursuivront normalement sans pénalité (certes, il peut y avoir à traiter une information non autorisée, ce n'est pas ici le sujet). Cette correction n'est pas toujours possible mais parfois c'est le jeu de la carte qui sera "sauvé".
    Dans tous les cas, la règle (oui, c'est une obligation) est simple: si vous vous rendez compte que vous avez omis d'alerter, appelez l'arbitre sur-le-champ.

    2. Que faut-il alerter?

    Les interrogations sont nombreuses, les discussions fréquentes, les contestations font florès sur ce point. La réponse se trouve pourtant dans les quatre ou cinq lignes du Code citées plus haut. Il faut reconnaître que c'est essentiellement dans les tournois de club que le débat existe. Ma conviction est qu'en fait les joueurs sont peu ou mal informés, qu'ils ignorent le principe même de la raison d'être de la procédure d'alerte, qu'ils méconnaissent leurs droits.
    A -Ce n'est pas ce qui est conventionnel (au sens du Code) qu'il faut alerter, c'est ce qui est inusuel donc trompeur
    Sud   0uest Nord  Est
    1 SA  Passe 2
    Si 2 est un transfert pour les Coeurs, l'enchère est conventionnelle. Mais, en France, qui sera trompé ? Qui, en absence d'alerte, pourra arguer auprès de l'arbitre que, raisonnablement, il ne pouvait pas savoir ?
    En revanche, si d'aventure vous jouez ce 2 oldfashion, c'est-à-dire la misère avec du Carreau, l'enchère est naturelle mais, et vous le savez, vous tromperez l'adversaire si vous n'alertez pas. En outre, il est bien certain que pour jouer ainsi, il a fallu que vous en conveniez préalablement avec votre partenaire (en tout cas, je vous le conseille vivement ... ). Vous avez donc bien un agrément et vous savez qu'à défaut d'alerte l'adversaire sera abusé. Éthique élémentaire, vous le prévenez, la procédure d'alerte est faite pour ça.
    Sud   0uest Nord  Est
    1    1 Contre
    Qui joue encore ce contre naturel, c'est-à-dire punitif ? Vous ? Alors alertez parce que, bien que naturelle, la signification de ce contre trompera l'adversaire.
    B -Le problème de l'ouverture du 2 majeure faible
    « On n'est plus tenu d'alerter l'ouverture d'un 2 en majeure dès lors que la couleur spécifiée est bien la couleur dénommée », cette nouvelle (2001-2002) disposition du règlement français suscite quelques problèmes d'application. «Les joueurs sont perdus» ont déclaré ou écrit certains responsables de club. Un autre, dans une lettre non dépourvue d'esprit et adressée à la FFB s'interroge : « Vous changez le règlement pour le seul plaisir de faire de nouvelles règles » et il ajoute « c'était trop simple de dire: il faut alerter ce qui est conventionnel et ne pas alerter ce qui est naturel ».
    Si des remarques ont été ainsi faites, c'est qu'effectivement certains joueurs se sont posé des questions et que les arbitres ou animateurs de club ont été confrontés à des problèmes. Il ne faut pas le nier, ces courriers sont justifiés et méritent notre attention. Hélas, « alerter ce qui est conventionnel » ne résout rien puisque, forte ou faible, l'ouverture de 2 par exemple n' est ni dans un cas ni dans l'autre conventionnelle au sens du Code. Maintenir le statu quo (alerte du 2 faible), c'était:
  • Ne pas tenir compte de l'évolution des annonces, le 2 faible étant maintenant plus fréquent en France. Dès lors, c'était aussi dire : dans ce cas et exceptionnellement, vous alerterez ce qui ne surprend pas l'adversaire. Délicat et quand même paradoxal !
  • Ne pas tenir compte de la procédure internationale. Cette disposition nouvelle de notre règlement n' est pas le fruit de l'imagination perverse de quelques nomothètes1 de la FFB. C'est, et depuis assez longtemps, la procédure retenue dans de nombreuses fédérations, c'est celle en particulier édictée par la WBF. Fallait-il rester figé au nom de nos habitudes dans cette ligne Maginot de nos traditions que l'on appelle ici et ailleurs "l'exception française" ?

  • À ce sujet, et en matière d'alignement, je voudrais dire que l'actuel règlement français se montre bien modéré, voire frileux. A Montréal, pour ne citer que la dernière épreuve organisée, il était demandé (et il n'y avait pas de paravents à toutes les épreuves) de ne pas alerter:
  • Les enchères à Sans-Atout dès lors qu'elles montraient une main régulière ou semi-régulière (pas d'alerte pour les Sans-Atout faibles par exemple) ou l'intention de jouer à Sans-Atout.
  • Les enchères au palier de 4 et au-dessus (sauf à l'ouverture).
  • Tous les contres, sans exception.

  • Sur ce dernier point (les contres), les joueurs français se sont parfois étonnés. L'un d'eux, plusieurs fois champion d'Europe, m'a téléphoné. « Quand j'ai vu cette disposition, j'étais étonné et plutôt sceptique », m'a t-il dit. « À l'expérience, je reconnais que, finalement, c'était une bonne chose. » Moins de problème, moins d'hésitation du type dois-je alerter ou non, moins de ces appels à l'arbitre du type « il n'a pas alerté, son partenaire en a tenu compte », etc.
    Il s'agissait de joueurs aguerris direz-vous, pensez à nos joueurs de club. C'est vrai, les problèmes sont différents et on touche certainement là le coeur du problème. Le règlement comme le Code s'adresse aussi bien aux joueurs de haute compétition qu'à ceux de tournois de club. Ils ne peuvent cependant en avoir tous la même compréhension. C'est vrai pour les dispositions concernant l'alerte comme, par exemple, les problèmes de variation de tempo. Faut-il édicter plusieurs règlements ? Sans doute pas, d'autres problèmes surgiraient. Je pense qu'il est préférable de s'en remettre aux arbitres et animateurs de club et à leur bon sens.
    Notez que le nouveau règlement français dit seulement: « on n'est pas tenu d'alerter l'ouverture du 2 en majeure ». Pas question de pénaliser le joueur qui, voulant bien faire, aura inutilement exhibé son carton alerte. Pas question non plus, si votre tournoi réunit presque toujours les mêmes joueurs et que presque tous ouvrent de 2 majeure faible, de vous empêcher de demander à celui qui d'aventure pratiquerait le 2 fort d'avoir la gentillesse d'alerter.
    C - La procédure interrogative
    L'alerte n'est pas une procédure parfaite, c'est vrai. Elle laisse subsister quelques (rares) cas ambigus, elle « réveille » parfois le partenaire et peut être source d'informations non autorisées. Elle est parfois trompeuse si on ne module pas la procédure. De vrais problèmes d'arbitrage ont dû ainsi être tranchés. Après l'ouverture de 1 SA, l'ouvreur avait alerté l'enchère de 2 de son partenaire. Aucune question, l'adversaire pensant naturellement à un très classique transfert pour les Coeurs Il s'agissait en fait d'une convention peu pratiquée en France à l'époque dite je crois « Burgay ». Le répondant pouvait n'avoir que quatre cartes à Coeur ! Dans le jeu de flanc, l'adversaire, trompé par cette alerte négligente, n'a pas pu envisager la solution qui pouvait battre le contrat. La C.N.L.A. a évidemment sanctionné le fautif qui, pourtant, avait alerté 2 mais, avis unanime de la commission, n'avait pas respecté l'éthique.
    Il existe une autre procédure, parfaitement admise, c'est la procédure interrogative. Elle aussi est imparfaite puisqu'elle peut être également source d'informations non autorisées. Mais bien utilisée, elle est le complément sans doute indispensable de la procédure d'alerte. L'inconvénient est que, essentiellement dans les tournois de club, certains joueurs, mal informés, sont convaincus que l'on n'a pas le droit de poser une question sur une déclaration non alertée. C'est totalement faux et il faut détromper ces joueurs, tout comme il faut demander à d'autres d'abandonner leur suspicion souvent malvenue et qui s'exprime parfois: « il n'y a pas d'alerte, je n'ai pas à vous répondre, vous n'avez pas le droit de poser de question ».
    Il faut seulement bien expliquer aux joueurs qu'ils ont, à leur tour de déclarer pendant la période des annonces, et à leur tour de jouer pendant celle du jeu de la carte, le droit de poser une question sur la signification d'une déclaration, alertée ou non, de l'adversaire.
    Mais, bien entendu, cette question doit être posée de la façon la plus anodine possible, et parce qu'à ce moment-là ils ont besoin d'avoir cette information. Dois-je ajouter que toute intention malicieuse doit être bannie et que l'arbitre pourra apprécier si l'action du partenaire a pu être suggérée par une telle question ?
    Ces précautions prises, la procédure interrogative qui en appelle à l'obligation de vigilance de chaque joueur n'est pas plus imparfaite que la procédure d'alerte.
    C'est pour tenir compte de l'évolution des annonces, pour s'aligner sur la procédure internationale et parce qu'il existe une procédure de substitution que le règlement français ne fait plus obligation d'alerter:
  • Les Texas majeurs classiques sur l'ouverture de 1 SA.
  • Le Spoutnik simple.
  • L'ouverture de 2 en majeure.

  • C'est parce que l'alerte est avant tout un problème d'éthique et que dans ce domaine on ne voit pas pourquoi les joueurs français (y compris joueurs de club) auraient quoi que ce soit à envier aux joueurs étrangers que le règlement français a pu, timidement, s'aligner en la matière sur la procédure internationale.

    1 Membre d'une commision législative à Athènes, dans la Grèce antique.