ARBITRAGE

3

Rubrique des Arbitres

 


Retour à la page d'accueil:


Rubriques de Philippe LORMANT - Bridgeur n° 712 - 15 novembre 1998

Appel : un cas exemplaire


Philippe Lormant, arbitre national, directeur national de l'arbitrage
 


"Si la Loi s'applique à tous, elle doit être accessible à chacun"

Aux États-Unis, les décisions des commissions d'appel font souvent l'objet de publications assorties de divers commentaires. Ce n'est pas l'usage en France. Il y a autorité de la chose jugée et l'on s'en tient là. Avec l'accord du Président de la commission qui a siégé, j'ai souhaité toutefois vous présenter un cas récent, parce qu'a mon avis, exemplaire.
 

Le décor

Une épreuve récente, la division nationale 1, disputée par équipes de 4 et avec paravents à la Maison du Bridge à Neuilly.

La distribution
 

- Quatre joueurs de haut niveau, irréprochables dans ce cas comme d'habitude sur le plan de l'éthique.

- Une commission d'appel composée de membres expérimentés, joueurs et arbitres de haut niveau. Leur impartialité, leur pugnacité dans la recherche de l'équité méritent d'être soulignées.

- Un arbitre, pourquoi le dissimuler, signataire de ces lignes.

L'objet

Ouest donneur.
Tous vulnérables.
A V 10 8 2
-
3 2
A D 10 6 4 3
R D 6 4
A D 2
A V 10 4
9 2

N

O             E

S

7 3
V 10 8 5 3
D 8
V 8 7 5
9 5
R 9 7 6 4
R 9 7 6 5
R

L'action

1) Les annonces
Sud Ouest Nord Est
1 SA 2 * passe
2 ! passe 3 passe
3 !! passe 4 fin

* Bicolore Pique + 1 mineure
! et !! Hésitation

2) Le jeu de la carte

entame 9 de Trèfle

1ère levée : faite en Sud avec le Roi de Trèfle.
2ème levée : 5 de Pique pour le Valet qui fait la levée.
3ème levée : As de Trèfle.
4ème levée : 3 de Trèfle coupé du 9 de la main surcoupé en Ouest.

Le contrat est désormais imbattable.
4 = 620 pour Nord-Sud.

La demande faite à l'arbitre

Donne jouée, Est requiert l'arbitre :

  1. Le chariot a mis un certain temps à revenir après l'enchère de 2 de Sud.
  2. Le chariot a mis un temps plus que certain à revenir après l'enchère de 3 de Sud.

Est demande que soit examiné si Nord, en déclarant 4 , n'a pas "parmi ses choix logiques d'action pu en choisir un, plutôt qu'un autre, qui aurait pu être suggéré par la ou les hésitation(s) reconnue(s) de Sud".

L'enquête de l'arbitre

  1. 1ère hésitation : non perçue par Nord mais reconnue par Sud.
  2. 2éme hésitation : reconnue spontanément par Nord et Sud.
  3. L'enchère de 2 a été alertée et expliquée correctement des deux côtés. Avec 6 cartes à Pique, Nord aurait déclaré 2 (sauf 6/6).
  4. Avec 5 cartes à Cœur, Sud déclare en principe 2 . Ici Sud a déclaré 2 , contrat "que je souhaite jouer. J'espère que mon partenaire passera. Dire 2 l'incitera, psychologiquement, à nommer plus facilement les Trèfles".
  5. Le contrat de 4 chute si Ouest ne surcoupe pas le 9 de Pique. L'arbitre ayant présenté cette observation à Est-Ouest, il lui est répondu que "ce n'est pas si évident à décider. Il faut peut-être surcouper et espérer un Roi rouge chez le partenaire".

L'arbitrage

Il convient de scinder l'analyse en deux points

1) Peut-on considérer que passe sur 3 est une alternative logique?
 

- Si la réponse est NON Résultat maintenu.

- Si la réponse est OUI L'hésitation a-t-elle pu convoyer une information susceptible de faciliter l'enchère de 4 ?

- Si la réponse est NON Résultat maintenu.

- Si la réponse est OUI Score ramené à 3 + 1.

Attention : en cas de doute, l'arbitre qui doit rendre une décision en première instance doit décider en faveur du camp non fautif.

2) Si l'on répond OUI (ou peut-être) aux questions précédentes, il convient d'analyser si l'erreur de flanc d'Ouest est suffisamment nette pour que l'on puisse apprécier que "le préjudice subi par Est-Ouest résulte plus de sa propre action que de l'éventuelle irrégularité * de N/S".

* Irrégularité : terme du Code qui en aucun cas ne saurait avoir ici une connotation péjorative.

On cite ce cas : un camp demande 3 SA vulnérable grâce à un maniérisme du partenaire mais cette manche chute naturellement de deux levées. Or pendant le jeu, le flanc commet une renonce (2 levées de transfert) et livre ainsi le contrat. La défense marquera bien moins 600 car c'est sa propre faute qui est la cause de son préjudice. Le déclarant, lui, marquera 150 (2 SA + 1) car c'est suite à l'irrégularité qu'il a demandé 3 Sans-Atout, contrat qui n'aurait pas dû exister.

Faut-il donc dans notre cas considérer que l'erreur de flanc (à cartes fermées) d'Ouest est telle que le préjudice subi par son camp lui est entièrement imputable ? Est a plaidé : il pouvait y avoir un choix et de toute façon, nous n'aurions sans doute pas dû être confrontés à ce problème.

La décision de l'arbitre
 

- Il a considéré que passe sur 3 était l'une des alternatives logiques (réponse oui à la première question).

- Il a considéré qu'il y avait un doute sur la nature de l'information transmise par l'hésitation (réponse peut-être à la deuxième question).

- Il a considéré qu'il pouvait y avoir un doute sur l'importance de l'erreur de flanc non pas à cartes ouvertes mais à cartes cachées.

Il a donc décidé de ramener le résultat à 3 + 1 soit 170 Nord-Sud et informé les joueurs de leur droit d'appel (sachant que de toute façon, ce cas se terminerait devant ladite commission).
Ajoutons que l'hésitation étant reconnue, il est constant dans de tels cas que ce soit (sauf évidence contraire) le camp dit fautif qui soit contraint de se produire en appel.

La Commission d'appel

Après l'exposé des faits, non contestés, Nord a (très bien) plaidé.

1) Sur l'information

Nord sait que son partenaire a entre 6 et 10 H par simple addition des points connus. L'hésitation perçue de Sud ne convoie pas une proposition de manche, tout au contraire. Si Sud a hésité pour, par exemple, déclarer 3 ou 3 , c'est plutôt qu'il possède des points rouges, ce qui serait décourageant.

Peut-être aussi n'est-il pas enthousiaste à l'idée de dire 3 parce qu'il n'a pas trois cartes à Pique. Eventuelle information, elle aussi très décourageante.

Loin de Signifier "3 et demi", l'hésitation montrerait plutôt que pour Sud on est déjà en danger à 3 et "Si j'ai declaré 4 , c'est que c'était déjà mon intention d'appeler la manche, mon partenaire ignore, lui, que je suis 6-5".

2) Sur le flanc

L'argument qu'Ouest pouvait avoir intérêt à surcouper, craignant que Sud possède trois cartes à Pique ne tient pas. "Dans ce cas, on aurait joué petit Trèfle coupé à la troisième levée (et non à la quatrième après avoir encaissé un deuxième Trèfle maître)", a argumenté Nord.

La Commission a délibéré

Sur le flanc : l'argumentation de Nord est convaincante et la Commission a estimé qu'à ce niveau de compétition, l'erreur était flagrante et qu'il n'apparaissait pas de cas où il y aurait eu urgence à surcouper.

Dès lors, la Commission fut immédiatement d'accord pour que le score de moins 620 soit conservé pour Est-Ouest. Mais quid du score de Nord-Sud ?

Sur l'information véhiculée par l'hésitation, le débat fut beaucoup plus long. Certes, les arguments de Nord étaient pertinents, mais il fut cependant moins convaincant en répondant à la question d'un membre de la Commission "Si vous étiez décidé à jouer le contrat de 4 Piques, pourquoi sur 2 ne l'avez-vous pas déclaré tout de suite?".

Dire qu'alors on explore un éventuel chelem ou la manche à 5 n'a pas totalement convaincu la Commission.

Notez qu'à ce moment-là, si l'on retient que l'hésitation a aidé Nord, la décision sera - 620 pour Est-Ouest et + 170 pour Nord-Sud.

C'est finalement l'analyse de la main de Nord qui emportera la conviction de la Commission et l'inventaire de ce qu'il faut trouver en face pour gagner la manche, dès lors que ce dernier a dissimulé ses points rouges.

La décision de la Commission

Score maintenu + 620 pour Nord-Sud.

Cette décision me paraît exemplaire et le cas très intéressant, compte tenu des affirmations que l'on entend parfois dans les couloirs souvent sur un ton péremptoire.

1) Ce n'est pas parce qu'il y a hésitation reconnue et plusieurs choix logiques d'actions, qu'automatiquement le partenaire sera privé d'un choix favorable. Il en sera ainsi quand on estimera que ce choix n'a pas été suggéré par l'hésitation.

2) Ce n'est pas parce qu'un contrat, qui pouvait chuter, a été livré, qu'automatiquement on le maintiendra. Pour que le camp défaillant conserve sa mauvaise note, il faut (pour le niveau du joueur) que l'erreur soit franche et incontestable.

3) Même dans un tel cas, ce n'est pas automatiquement que l'on maintiendra le score. On peut aussi estimer :

- que ce contrat ne devait pas exister (note changée pour le déclarant)
   et
- que ce contrat ne devait pas être livré (note maintenue pour la défense).

Un cas exemplaire : je vous l'avais bien dit.

Retour au sommaire de la rubrique: